Un entretien avec Théo Casciani. Théo Casciani est écrivain. Son premier livre, Rétine, a paru en 2019 chez POL. Il est actuellement en train de travailler sur son prochain roman, dont le titre provisoire est Maquette. Il collabore régulièrement avec des artistes pour créer des performances. Il a récemment fait paraître un texte intitulé « Pastorale » dans le premier numéro de la revue Habitante. Cette conversation a eu lieu par ordinateurs interposés ; la qualité de l’enregistrement n’est pas toujours bonne : vous en trouverez une retranscription plus bas.

REMARQUE La conversation a commencé alors que Théo était dans la rue, à Marseille : il avait une course à faire. Nous avons coupé certaines parties de l’enregistrement, qui étaient de mauvaise qualité. La retranscription ne correspond donc pas exactement à la version audio. Nous avons indiqué le minutage de l’audio au début de certaines questions.

QUESTION Tu empruntes toujours les mêmes chemins ?

THEO CASCIANI Je ne sais pas où je vais. Souvent à mesure que la discussion ou que la réflexion progresse, je sais de moins en moins où je vais. Je vais toujours marcher après avoir écrit. La seule boussole que j’aie à l’esprit est que je m’éloigne du centre. Je sais que le but est de me retrouver à la lisière de la ville. Je progresse un peu comme les bergers dans les récits de Virgile qui marchent en direction du soleil : c’est une direction très confuse, mais elle est massive et vertigineuse. Là je suis à un croisement entre deux rues : quatre possibilités s’offrent à moi, je viens de prendre à droite, mais je suis incapable de t’expliquer pourquoi. Je dérive.

QUESTION La promenade est un motif récurrent dans Rétine. Les promenades, qui se font à des rythmes différents, sont peut-être même le moteur du récit.

THEO CASCIANI Oui, c’est vrai. Et j’ai l’impression que c’est quelque chose de constant dans mes textes. Ce qui me plaît dans la présence de la promenade dans mes textes, c’est que ça crée du mouvement romanesque. Ça ouvre la porte à des descriptions, à des jeux de regards, à des jeux sensibles. J’aime beaucoup l’idée que les corps s’emparent d’un espace. Je pensais à cette phrase terrible de Macron qui disait que dans les gares il y avait les gens qui allaient prendre des trains, et les gens qui ne faisaient rien : c’était son portrait de la France. Là, par exemple en marchant je vois des gens qui prennent des cafés. Je suis toujours assez attristé de voir la proportion des gens dans les villes qui sont dans des régimes d’efficacité et d’usage très fonctionnel de la ville : là je vois quelqu’un qui est train de courir pour attraper un bus. Ce rapport d’usage beaucoup plus lent, qui n’est pas vraiment contemplatif, parce que ça a quelque chose de lyrique, mais un usage curieux, attentif et soigneux de la ville me paraît rare et important. Ça excite mon attrait pour certaines catégories de villes qui me permettent, par la promenade, d’avoir un rapport cosmique à ce qui m’entoure : je sens en marchant que je fais partie d’une masse, et que beaucoup de choses m’échappent. C’est ce qui arrive dans de très grandes villes, Ce n’est pas quelque chose qui arrive beaucoup à Marseille, sauf peut-être quand je vois la mer.

QUESTION Cet usage lent de la ville dont tu parles ne me semble pas pouvoir se réduire de la pure contemplation : celle de l’écrivain assis à sa terrasse de café.

THEO CASCIANI Oui, Je déteste ces rapports d’immobilité. Il doit y avoir un mouvement continu, on ne peut pas parler de contemplation. Plus généralement, plus je suis éloigné de l’image de l’écrivain, mieux je me porte. Je n’aime pas trop ce genre d’image figée, statuaire, et je trouve celle de l’écrivain particulièrement déplaisante. A choisir, je préférerais avoir l’image d’une popstar, quelque chose de plus excitant que l’image d’un écrivain. Des gens vieux à la terrasse des cafés. Le côté Jean-Pierre Léaud dans La maman et la putain, le côté bavard.  

QUESTION Qu’est-ce qui te plaît dans l’image de la popstar ?

THEO CASCIANI Les popstar peuvent autant changer le monde par leur image que par leur production. Je n’ai pas beaucoup d’exemples en tête d’auteurs ou d’autrices dont l’image ait changé le monde. A part peut-être les sœurs Brontë.

QUESTION Les popstars sont protéiformes : elles se changent tout le temps ; les écrivains, certains plus que d’autres, ont tendance à se figer dans un style. Est-ce ça qui te plaît dans l’image de la popstar ?

THEO CASCIANI Je revendique le jeu avec mon image d’auteur voire même d’autrice. J’ai envie de m’évader de la moindre image figée que les gens pourraient avoir de moi. J’ai envie de semer des indices, de brouiller les pistes, de créer du trouble, pour que la seule chose qui reste solide, ancrée et claire ce soit mes textes. Mon attrait et mes jeux avec la fiction m’obligent à questionner mes positions sur la question de l’identité et de l’autorité. J’ai l’impression que ma personne dépend de mes textes, et pas l’inverse. C’est mes textes qui choisissent comment je peux me mettre à leur service.

QUESTION Dans Rétine, un des personnages principaux est DGF, c’est-à-dire Dominique Gonzalez-Foerster, qui est artiste et peut-être aussi popstar à sa manière ?

THEO CASCIANI Le fait que Dominique soit dans ce livre est encore un jeu de vérité. Ce n’était pas du tout mon intention d’écrire un livre à propos de ou accueillant Dominique. Mais son travail a été pour moi d’une telle importance, du point de vue de l’art de l’exposition, d’un point de vue littéraire, mais aussi sur ses jeux d’identité troublée, qu’elle a fini par forcer les portes du livres et par en devenir un personnage clé. Je ne sais pas si pourrais dire que Dominique est une pop star : une des parts de Dominique est d’être une pop star. Il y a des manières très différentes de s’amuser avec l’image qu’on renvoie et qui prennent à bras le corps cette question de l’identité qui peut devenir un écran entre une pratique et une réception, une époque, un temps. Quand je parle de ça, je pense à ARCA, je pense à Kanye West, je pense à Antoine Volodine : c’est tout un réseau de personnes qui n’ont rien à voir et qui ont des manières très différentes de jouer, comme tu disais.

QUESTION Dans ton premier livre, il y a un je auquel on a envie de s’identifier, et la fiction est assez délicate et assez chaleureuse pour qu’on ait envie de s’y lover. Est-ce que ce mécanisme d’identification est quelque chose dont tu te méfies, en tant que lecteur, et que tu voudrais déjouer, comme auteur ?

THEO CASCIANI Je ne pense pas l’identification soit une tendance fâcheuse, ou quelque chose qu’il faille éviter en tant que lecteur. Moi j’aime beaucoup ça. Ce qui m’importent c’est que les choses soient vraies, sincères et honnêtes, quitte à utiliser les moyens de la fiction pour arriver à cet état-là. On se raconte des histoires de toute façon. D’ailleurs, la dichotomie du réel et de la fiction me paraît assez désuète. Dans le réel, le mensonge et le masque sont omniprésents. On vit à une époque où quand je fais défiler des photos de moi sur mon portable la moitié sont des selfies qui me déforment, qui me mettent des couettes, qui effacent ma moustache. Je pense que le refus de la fiction ne devient pas tenable dans un monde qui en accueille autant.

QUESTION D’où te vient ce style de phrase sinueuse qu’on trouve dans Rétine ?

THEO CASCIANI Je pense que l’aspect sinueux de la phrase dépend aussi du livre. J’ai souvent l’impression que c’est le livre qui écrit le livre, et que je mets au service d’une énergie, d’un climat, d’un autre temps, d’un autre espace que j’ai mis en place. Je sens que j’ai besoin d’une grande structure, d’une grande rigueur pour me donner les moyens de mes ambitions, pour écrire des textes qui fassent déborder des subjectivités et des curiosités au-delà de moi-même, de ma propre bulle. En même temps, la phrase et le moment de la rédaction sont des endroits où je peux laisser s’exprimer un sensoriel beaucoup plus passager et quotidien. Je laisse la place au hasard, au manque, à des ressentis. Je n’ai pas vraiment le choix : les textes ont une telle importance dans mes pensées, dans ma vie, dans mes habitudes. Je vis en fonction des textes, et en fonction de la croyance que j’y mets. Je ne peux pas laisser grand-chose en dehors de ce champ. Par exemple, au moment où je te parle, j’écris en étant amoureux, et ça a forcément un effet sur la phrase, et peut-être que cela finira par affecter la structure elle-même. Je ne peux pas cacher ça à mon écriture.

QUESTION [18 MIN 30 SEC] Si on regarde la phrase de loin et de manière malveillante, on pourrait y voir quelque chose d’appliqué, voire de scolaire. En avançant dans la lecture du livre, on comprend que la lenteur, la sinuosité de la phrase, te permet de faire advenir des choses, d’aller plus loin dans la précision des descriptions. Tu tiens beaucoup au terme ekphrasis, qui est un mot savant pour dire tout simplement : une description précise, une description qui va jusqu’au bout…

THEO CASCIANI L’ekphrasis est quelque chose qui est devenu comme un sismographe pour moi, et qui révèle sans doute une envie plus profonde que le style.  Je revendique cette manière d’écrire dans Rétine : appliquée, attentionnée, lente ; qui va dans le détail. La volonté était d’associer une phrase baroque à des matières chromées, virtuelles et pixellisées. Ce style n’est pas le mien, c’est celui de Rétine. Dans l’idée d’un plan d’évasion et de métamorphose continue, je n’aspire pas à avoir un style, mais plutôt à ce que mes textes en aient un. J’ai foi dans la capacité des textes, des narrations et des langages à créer comme peu d’autres médiums, qu’ils soient artistiques ou politiques ou scientifiques d’autres logiques de sens, d’autres rapports à des régimes sensibles. L’enjeu de Rétine était de voir ce dont les mots étaient capables face au déferlement virtuel et visuel actuel. Le style était aligné avec l’ambition du livre. Le style du livre que je suis en train d’écrire est différent. Il y a quelque chose qui glitche dans mon écriture. Je ne veux pas être figé dans une langue ou dans une manière de faire. Des choses resteront. Il y a presque comme une sorte de patrimoine génétique de la langue qu’on emploie mais qui évolue, qui grandit, comme mon corps, et que je n’exclus pas de transformer absolument.

QUESTION Quel est ce patrimoine génétique ? Est-ce que tu serais capable d’identifier les écrivains qui ont eu une influence sur ta manière d’écrire ?

THEO CASCIANI Ça serait très aimable de répondre sur cette question de style, mais nécessairement factice. J’arrive à identifier des régimes d’influence ou d’inspiration, de révélation presque épiphanique dans certains travaux, mais je situerais leur influence plus dans une manière de jouer avec le sensible du lecteur ou de la lectrice ou de construire le récit que dans le style. Quand je parlais de patrimoine génétique, je pense que c’est quelque chose qui se place à l’endroit de la manière dont mon cerveau fonctionne, plutôt que dans la manière dont je m’exprime. Mais cette sinuosité est quelque chose de constant dans mon travail, bien plus que le côté “haute définition” qui est inhérent à Rétine. Cette sinuosité est liée au fait que j’ai beaucoup de mal avec la fin des choses, des histoires, des livres, des vies. J’aime assez peu quand les choses se terminent. Je réfléchis davantage en termes de flux qu’en termes de choses figées.

Ça a toujours été assez naturel pour moi d’écrire. Ça joue avec une zone sensible très profonde en moi. Ça me permet d’accéder à des sortes de limbes, des endroits un peu irréels en moi et qui incitent à quelque chose de plus sinueux, de beaucoup plus alangui, ou de demi-conscient. J’ai l’impression d’écrire comme je pense : en réseau. La logique de réseau invite à cette espèce d’écoulement ou de flux. J’ai toujours été moins intéressé par les choses, que par les choses qui connectent les choses entre elles.

C’est aussi pour ça que je crois à ce point dans les textes que je lis ou que j’écris, dans la force de ce médium. Il y a tel élan de segmentation, de bulles, de vérités, de spécialisation dans beaucoup de pratiques, qu’elles soient artistiques ou scientifiques, que j’ai l’impression que la littérature de fiction ou le roman peuvent seuls ambitionner de trouver un sens à des territoires. Les romans peuvent donner une vision du monde. Les romans ont encore la faculté de rassembler des choses et d’essayer de montrer comment les choses tiennent ensemble, par la phrase comme par la structure du récit. C’est toujours ce qui me fait tripper quand j’ouvre un livre ou quand je commence à en concevoir un. Je crois de plus en plus qu’il y a quelque chose d’assez télépathique et d’assez magique dans le rapport à l’écriture. Il y a une sorte de fluide qui passe par la phrase. Ça correspond à ma vision des choses qui m’entourent. J’ai l’impression qu’on est tous et toutes des utilisatrices et utilisateurs d’un même réseau, qu’il y a quelque chose qui nous relie dans un réseau sensible et émotionnel que j’ai envie d’arpenter par la phrase.

Forcément cette ambition, cette aspiration-là invite à un usage assez délié et allongé de la phrase, qui vient glisser dans une structure que j’ai définie très fermement. J’écris très vite mais je pense très lentement. Et je refuse de sortir du temps d’écriture les moments où je fais des recherches, où je discute avec des amis, où je suis en train d’imaginer. Ces moments-là comptent autant que le moment où me doigts touchent mon clavier. Les moments où je fais des recherches, où je suis en train discuter, le moment où je suis en train d’imaginer, comptent autant que le moment où mes doigts touchent les touches de mon clavier. Le moment où j’écris, où je rédige est une part infime du temps d’écriture. Le temps préalable de préparation, de structuration, et surtout d’épreuve du réel, ce temps est comme un travail où je construirais une sorte de réseau complexe de tuyauteries, de joints, d’espaces dans lesquels je peux laisser ensuite les choses s’écouler.

QUESTION Un réseau, un modèle, une maquette, s’apprécient en général de loin. Et j’ai l’impression qu’à plusieurs moments dans Rétine tu essaies de casser ces points de vue surplombants et lointains. Je pense par exemple à la manière dont tu racontes cette manifestation à l’occasion des trente ans de la chute du mur de Berlin : dans un premier temps, tu vois les manifestants de loin, alors que tu fais le tour de la ville par le Ringbahn ; tu n’aperçois d’abord que des brasiers, puis finalement tu descends tu train et tu es happé par la foule, tu finis même par t’improviser orateur et tu prononces un discours sur le regard comme muscle, sur son importance politique…

THEO CASCIANI Il y a totalement cette ambition de défier des logiques à l’œuvre et d’essayer d’inventer d’autres manières de percevoir ou de se positionner par rapport à un ordre des choses. Je veux que mes textes soient des traversées, des expériences de dérèglement sensoriels, et que tout ne soit pas donné d’avance. En revanche l’idée est qu’in fine le livre laisse une trace globale, au sens de la vision qu’on peut avoir, par exemple, d’un réseau ou d’une maquette, et qu’in fine on puisse tout voir d’un coup à la sortir de cette traversée. Je définirais plutôt mes textes comme des dé-zoom vers cette vue d’ensemble. Pour prendre l’exemple de Rétine, j’avais le désir qu’au terme de cette navigation par moment confuse, ou nauséeuse, où la rétine doit constamment s’ajuster, où on est très près, puis on s’éloigne, puis on entre dans la foule, qu’on ait, à la sortie du texte, une vision d’ensemble de l’ouverture progressif de cet œil, et donc un rapport différent au continuum d’images qui nous entourent et une confiance dans la dimension politique qu’ont nos regards dans la manière dont ils se posent sur ces matériaux.

QUESTION [39 MIN 15 SEC] Ce discours sur la dimension politique du regard surprend par sa littéralité, et par sa lourdeur presque. Mais ton roman n’est pas un roman à thèse : ce discours n’est pas un présupposé ; il intervient assez tard…

THEO CASCIANI Je trouverais ça bien moins puissant et moins absorbant pour le lecteur ou la lectrice. J’ai l’impression de bâtir une vision des choses, et comme je le disais avant un espace alternatif au réel, comme un algorithme autre, mais je n’ai pas envie d’asséner ou d’avoir un propos péremptoire dans ma position d’auteur. Mes moyens sont émotionnels, sensibles et formels. On trouve, dans l’histoire romanesque, de Homère à Kafka en passant par Bolano et les sœurs Brontë, beaucoup de preuves que des livres qui donnent aux gens l’envie de s’engager, la compréhension d’un réel à l’œuvre que des livres qui commencent par : à partir de demain prenez les armes. Je suis beaucoup plus intéressé par la construction d’objets un peu méta et qui éveillent des convictions, des ressentis, des perceptions chez les lecteurs et les lectrices, plutôt que par des mécaniques qui viendraient asséner des choses et obliger à telle ou telle lecture. Ça serait antinomique avec la volonté de décortiquer à ma manière, par le roman, par le sensible, par l’émotion, les phénomènes magiques, économiques, politiques, architecturaux qui donnent corps aux éléments qui nous entourent et qui font vivre les choses les unes à côtés des autres. Si je proposais une théorie très ferme, sans me livrer à ce dé-zoom progressif, j’aurais l’impression d’utiliser un cheat code, un peu comme la religion ou comme une idéologie, quelque chose qui viendrait tout expliquer a priori sans passer par l’expérience sensible.

QUESTION [44 MIN 30 SEC] En introduction d’une lecture que tu as faite au Cipm [Centre international de poésie Marseille], à Marseille, tu as fait un petit éloge du mensonge, qui, par-delà la question morale, est une ressource pour la fiction…   

THEO CASCIANI Je ne sais pas si c’était vraiment un éloge du mensonge, sinon une confession sur ma pratique de ce vice, qui est une pratique que j’ai en partage avec beaucoup de gens, pour ne pas dire tout le monde. Comme le disait feu Joan Didion : on se raconte des histoires pour vivre. On est en permanence dans cette volonté d’ajuster les choses. Par définition, je pense que tout rapport au langage est mensonger. On parle d’un point de vue qui omet d’autres points de vue. Croire en la capacité que peuvent avoir certaines formes plastiques ou littéraires de changer le monde ou d’en proposer un autre commence par la reconnaissance qu’on n’est pas tout à fait innocent.

QUESTION Ce que j’entends aussi dans cette idée de mensonge c’est que ça peut être une arme, un levier : quand on veut s’approprier une langue (officielle), on ment, on fait comme si, pour surmonter ce que l’on appelle par cette expression à la mode : le syndrome de l’imposture, qui est en fait l’autre nom d’une situation sociale dans laquelle on n’est pas censé maîtriser quelque chose…

THEO CASCIANI C’est un moyen pour moi d’armer la fiction. Tout mon travail est aussi porté par une très grande croyance dans les forces un peu secrètes des textes. Il ne faut pas sous-estimer le pouvoir que des livres peuvent avoir. J’ai l’impression qu’il est urgent de faire preuve d’intelligence c’est-à-dire de créer des liens entre des matériaux et de sortir de logiques créatives qui se placent dans la roue de ces mondes à déconstruire, et qui se piègent elles-mêmes dans une trop grande logique du sujet ou du livre un peu hashtag. En ayant cette volonté de créer un flux plus vaste, j’ai envie de m’approprier de la meilleure des manières aussi des outils de l’adversaire. Je pense qu’il n’est pas interdit de mentir pour des bonnes raisons, comme il n’est pas interdit de penser qu’un jour des complots aient lieu pour des bonnes raisons. Ces mots comme « complot » qui servent d’épouvantails, qui nous font fuir moralement sont goulûment absorbés par les pouvoirs qui nous font souffrir.

De toute façon, toute logique narrative, toute création de récit a sa part de stratégie : « I’m plotting something. » Et dès lors que j’invente des récits, je me livre à un exercice de manipulation du réel pour lequel je veux avoir autant d’outils à ma disposition, et la question morale se situe davantage à l’endroit où comment ces outils sont utilisés que les outils eux-mêmes. On nous ment sans cesse pour de mauvaises raisons.

Employer le mensonge ou la fiction ou l’imagination pour résoudre une enquête me paraît un outil absolument moral. C’est ce que fait Farocki dans ses films ou Hito Steyerl dans son travail actuel. Moi j’ai parfois besoin de mentir dans ma vie ou d’inventer dans mes textes pour raccorder deux points réels qui ont besoin de tenir ensemble. Je trouve que c’est bienvenu de procéder comme ça.

QUESTION Tu lis beaucoup de théorie, tu fais des recherches… question un peu biographique : quel était ton rapport à l’Université ? Plus généralement, quel est ton rapport à la théorie ? Tu t’intéresses beaucoup à l’art, mais tu écris finalement peu de textes critiques…

THEO CASCIANI Mon rapport à la fac et à l’école est assez distant. Je lis énormément de textes universitaires dans le cadre de mes recherches. J’ai un peu le même rapport à l’université que mon rapport au sport : je regarde sans pratiquer. J’ai fait des études après le bac à Sciences Po à paris, qui m’ont beaucoup intéressées, qui m’ont terrifiées, qui m’ont aussi passionné. J’ai découvert aussi une logique communautaire et bourgeoise assez terrifiante. J’utilisais cette expérience comme un cheval de Troie. Je voulais écrire et je voulais apprendre. C’était un refuge parmi d’autres. En quatre d’heures de cours on pouvait parler d’économie, d’histoire, de politique environnementale, de micro-management. Mais au bout de trois ans j’avais envie d’écrire un livre, et j’ai décidé de ne pas faire de master à Sciences Po.

On sous-estime l’importance qu’ont nos émotions ans notre compréhension du réel. Moi en tout cas c’est la manière dont j’ai envie de vivre. Je consomme beaucoup de théories pour avoir des armes, des repères, pour m’y retrouver et aussi dans le cadre d’engagements intellectuels ou politiques ou militants, mais moi, dans la vie, j’ai envie d’être bouleversé, amoureux, triste, heureux bien plus que d’être déconstruit, de gauche, de droite, économiquement viable, plus ou moins responsable. Les drains émotionnels me donnent beaucoup plus d’énergie et de raisons de me concentrer que ces matières froides qui m’inspirent sans pour autant me porter.

QUESTION [58 MIN 22 SEC] L’art serait-il une de ces matières froides ? Dans Rétine, les épiphanies liées aux œuvres que tu inventes sont assez bizarres : ces dispositifs produisent un effet, t’émeuvent souvent au moment où ils dysfonctionnent…

THEO CASCIANI L’art devient une matière froide dès lors qu’il est étouffé par son propos. Mais pas l’art en général. L’art a justement été pour moi un chemin d’accès à l’émotion.

Je suis à la recherche de ces moments de grâce ou d’épiphanie pour voir ce qui reste d’émotion sous le langage, le virtuel, bref toutes les logiques de sens que l’économie, la politique font peser sur nous. Il ne faut vraiment pas sous-estimer la place et l’importance des émotions et des dérèglements sensibles dans nos existences. Il y a des textes théoriques qui expliquent la manière dont je m’exprime et dont je pense qui m’ont complètement construit ou déconstruit. Mais je me souviens beaucoup plus nettement de la scène finale de Paris-Texas, de la voix tremblante de Frank Ocean sur le quatrième morceau de Channel Orange ou de la culpabilité de Dennis Cooper dans Freaks, que de telle ou telle théorie politique que j’ai entendue. Toutes ces choses-là ont un impact politique immense. Ce que je dis là n’est pas anti théorique mais pro formel. Ce n’est pas que je veux moins de théorie : je veux plus d’émotion.

Je pourrais expliquer que la lecture de Gender Trouble [Trouble dans le genre] a renversé mon cerveau : oui, c’est vrai. Mais le premier renversement a eu lieu, par exemple, quand à douze ans je me suis retrouvé à une fête avec des gens plus âgés que moi qui écoutaient les Cure, ou alors quand, trois ans plus tard, j’ai vu par-dessus l’épaule de mon père Videodrome de Cronenberg, ou quand, quelques années plus tard, au hasard d’une programmation à la télé ou à cause de l’algorithme YouTube, j’ai vu un extrait de film de Ozu ou une conférence de Kathy Acker : toutes ces choses-là m’ont touché pour des raisons essentiellement émotionnelles et sensibles et pas politiques initialement. La première fois que j’ai entendu un morceau de Klaus Nomi, c’est l’arrangement harmonique qui m’a touché et pas les paroles. Je ne parlais pas un mot de la langue de cette personne qui était en train de hurler dans son micro. En écoutant cette musique, je me suis mis à m’interroger sur cette musique qui me touchait tant, sur ce qu’elle racontait, sur ce que cet artiste représentait, et c’est comme ça que j’en suis venu à de nouvelles constructions politiques ou discursives. Mais le premier appel d’air a été émotionnel et sensible. La première fois que j’ai compris l’histoire du colonialisme dans une partie de l’Asie, c’est quand j’ai vu Tropical Malady ou Cemetery of Splendour de Apichatpong Weerasethakul, et qu’il se passait des choses à l’image, dans le langage et dans le son qui m’ont émues et qui m’ont bouleversées. Après ça je suis allé vers le discours.

Je ne suis pas en train de défendre une théorie l’art pour l’art, ou du désengagement politique de nos pratiques. Mais il ne faut pas oublier l’importance qu’ont les formes et qu’ont les émotions dans les œuvres qu’on lit. C’est ce qui me perturbe aussi dans la réception de certaines œuvres. Par exemple, je ne suis pas d’accord avec le fait qu’on relise Dustan en en faisant un emblème politique : ça me perturbe : beaucoup d’éléments de la pensée de Dustan peuvent être critiquables et dangereux si on le suit comme une sorte de bréviaire politique. Mais si Dustan m’a incité à avoir une autre perception des thèmes qu’il aborde c’est aussi et surtout parce qu’il est un écrivain fabuleux : en lisant Je sors ce soir, j’ai été ému aux larmes en lisant ses descriptions de l’ennui, ou de la défonce ou du rapport au sexe, de la solitude. Mais je refuse de voir des formes artistiques se transformer en méthodes détournées de faire du politique. Ce que déclenche l’art pour beaucoup de gens va à un endroit sensible, émotionnel, magique et profond, et un peu sauvage dont il faut s’occuper. Moi j’ai besoin d’être ému par des films. J’ai besoin qu’on m’émeuve : c’est un besoin primordial pour moi. Et j’ai l’impression que ce besoin est moins souvent assouvi que ma soif d’apprendre, ma soif de savoir.

QUESTION C’est aussi une manière d’aborder les œuvres sans déférence, sans révérence…

THEO CASCIANI Quand je parle de choses qui m’inspirent, c’est aussi parce qu’à un moment elles m’ont permis de trouver un canal émotionnel qui pouvait dans certains cas me rassurer ou dans d’autres me faire douter, me troubler, me faire changer d’avis, me déstabiliser. Ça a fini par devenir une sorte de layer, de calque dans ma vie, mais parmi d’autres. Quand j’écris je suis aussi inspiré par un mème, que par la courbe d’un bâtiment, ou encore par le tombé d’une jupe « Comme des garçons », ou même par un extrait de « Touche pas à mon poste ». Je pense que j’ai un rapport assez boulimique à l’information et à la donnée. Je consomme beaucoup de produits culturels, médiatiques, scientifiques ou journalistiques. Mais je filtre assez spontanément les choses qui ne m’intéressent pas. J’ai envie que mes textes absorbent tout ce qui me paraît digne d’intérêt : ce qui ne veut pas dire que ce sont des choses que j’apprécie ou que j’admire. Je n’arrive pas bien à expliquer comment fonctionne ce sismographe, qui fait que certaines choses déclenchent une émotion ou qu’elles me permettent d’en générer pour les lecteurs et les lectrices. Je fais rentrer ça dans une espèce de tambouille et j’essaie d’obtenir une sorte de précipité avec tous ces éléments.

Je pense foncièrement que les choses sont connectées et que le mensonge et l’artifice permettent de mettre au jour ces connexions mystérieuses et de trouver un ordre aux choses. Par exemple, je n’arrive pas à expliquer pourquoi je me sens bien avec certaines personnes et pas avec d’autres, pourquoi je crois en telle lutte et pas en d’autres, pourquoi le spectacle de quelqu’un qui trébuche à un passage piéton peut déclencher un chagrin plus intense que quand j’apprends le décès d’un être cher. Cette logique émotionnelle me laisse à penser que des éléments hétéroclites sont connectés les uns aux autres. Je pense que mon cerveau fonctionne comme ça aussi parce que depuis l’âge de huit ans j’ai été livré à une logique numérique : je n’ai pas du tout la même manière de lire ou de penser que les gens d’une autre génération ou d’une autre culture. Moi, en tant qu’enfant français blanc qui a grandi à Béziers et qui avait accès à internet, je dois ma culture musicale à l’algorithme YouTube plus qu’à n’importe quoi d’autre.

Tout fonctionne par capillarité et par réseau et c’est ce que j’essaie de reproduire dans mes textes. Le désarroi d’un personnage de l’Iliade ou la confession d’un des participants du dîner du Décaméron ont beaucoup plus à voir avec une théorie de Naomi Klein ou avec un mème de Rick Owens se disputant avec David Pujadas qu’avec l’histoire de la littérature antique. Les choses se posent à des endroits dans mon esprit sans que je ne puisse me l’expliquer et j’essaie de comprendre les logiques de ces liens autrement que par les logiques de sens qu’on nous inculque et auxquelles on nous oblige.

QUESTION [1 HEURE 15 MIN] Malheureusement l’enregistrement a été interrompu à ce moment-là. La question que j’ai posée à Théo portait sur son usage du mot « inné » qu’il a employé pour parler de l’écriture mais aussi pour parler du bain culturel, de l’influence de l’environnement sur sa manière de penser et d’écrire, et je me disais qu’on pourrait peut-être déplacer l’accent et souligner que fréquenter des œuvres d’art, s’intéresser à la théorie c’est aussi des manières de ne pas être complètement sous influence, ou d’essayer d’en faire quelque chose de ces influences sans pouvoir s’y soustraire tout à fait ; j’opposai donc à l’image de l’écrivain qui affirme que pour lui l’écriture est quelque chose d’inné, que ça parle en lui, une image peut-être un peu plus modeste, celle de l’écrivain enquêteur, que Théo revendique d’ailleurs…

THEO CASCIANI Je pense qu’il ne faut pas sous-estimer les effets de bulle qui nous aveuglent et j’essaie de faire en sorte que les textes soient des moyens pour moi de sortir de cette bulle. Ou, comme dans la culture du jeu vidéo, d’accéder à une vision d’ensemble qui permet au gamer de sortir du corps de son avatar et de se retrouver avec une vision générale de la map. Un exemple : je fréquente un monde peuplé de gens qui réfléchissent, qui pensent, qui lisent, qui créent, qui s’engagent, qui militent, qui manifestent. Il y a trois mois, Mark Zuckerberg a sorti une pour annoncer la création du programme de Metaverse : il y explique que cette espèce d’espace parallèle sera à ce point important, crucial et déterminant que : « If you die in the metaverse, you die in the real world. » Il devient flagrant que là où, quand j’étais enfant, ma mère me disait que j’avais le droit de faire de l’ordinateur pendant deux heures, je peux considérer qu’aujourd’hui je fais du réel pendant deux heures mais que tout le reste de mon existence se passe dans l’espace virtuel avec tout ce que ça implique de violence, de rapports de pouvoirs. Au moment où cette vidéo est sortie, dans laquelle quelqu’un explique qu’il est en train de paramétrer un espace dans lequel on va vivre et qui sera à ce point important que si on y meurt, on meurt également dans la vraie vie, j’ai vu assez peu de textes circuler. Moi-même, j’en ai légèrement plaisanté avec quelques amis, et j’ai vu des mèmes qui faisaient des blagues sur le métaverse. A cet endroit-là, je me sens et je nous sens aveuglés. Ma volonté d’aller décortiquer les mécanismes à l’œuvre dans cette révolution me paraît un grand travail de recherche, d’enquête, de construction narrative pour que cet endroit soit investi par d’autres gens que ceux qui le manipulent. Ceci est un exemple. On pourrait parler de dizaines d’autres choses qui ne nous mobilisent pas, justement parce qu’on est face à des pouvoirs qui sont assez malins pour effacer également le potentiel ressort de mobilisation. Il y a une part du travail qui consiste à aller défricher des choses qu’on ne voit pas mais qui ne devraient pas ne pas être vues.

QUESTION Je ne sais pas encore ce que tu feras du metaverse, mais ce qui me frappe dans ta manière de faire c’est que tu t’appropries des modèles, des formes, comme les œuvres d’art, les films, les images, sans chercher à les mimer : tu ne vas pas essayer de faire un jeu vidéo en mots, par exemple… Mais ces pratiques, comme le jeu vidéo, invitent à inventer des formes nouvelles…

THEO CASCIANI Le roman est un espace de création de modèles. Et plutôt que de m’approprier des modèles ou de suivre des modèles préétablis, comme le modèle du roman classique, efficace et conventionnel, mon désir est de créer mon propre modèle. Pour créer son propre modèle, je dois me renseigner sur tous les autres modèles existants et en comprendre les outils, les fonctionnements. Ce travail de digestion me demande beaucoup de temps. Mais quand j’entends ces histoires de métaverse, ma responsabilité est de m’y intéresser, et d’y opposer quelque chose d’intéressant, un modèle fort. Ça suppose de questionner ses propres zones de faiblesse et de vulnérabilité, de questionner ces zones d’un point de vue émotionnel, mais aussi de prendre du temps pour être en mesure de proposer, d’opposer quelque chose de fort.

Ce rapport à la lenteur dans mon travail est important, parce qu’il n’est pas naturel. Je conditionne cette lenteur, j’essaie de la favoriser. Je suis d’un naturel enthousiaste, obsessionnel. Je pourrais entrer dans des logiques de production très rapides. Je ne fais pas partie de ces écrivains qui écrivent tous les jours, et qui au bout d’un moment font les comptes parmi ce qui a été écrit. Moi je n’arrive pas à travailler comme ça. Mais je travaille tout le temps. Je suis tout le temps en mode éponge. Pour paraphraser Roland Barthes et le mythe de l’écrivain à la plage : il est en vacances, mais jamais en vacances. Je ne suis jamais à l’écart de mes textes. Je ne peux pas dire : je fais un break. Je ne fais jamais de break. Le seul moyen de me déconnecter est de me faire écraser par une voiture. Je suis sans cesse connecté. Le système d’exploitation est toujours en marche. Mais la question que je me pose est : qu’est-ce que j’en sors.

Pour mille raisons, économiques notamment, la simplicité ou du moins la tentation la plus évidente, et la plus attendue par un milieu littéraire ou artistique serait de produire davantage. J’ai décidé de ne pas tenir ce rythme. Ma plus grande liberté est de ne pas me soumettre à un rythme du monde. J’aurais pu faire quelque chose que je ne savais pas faire et mener une vie qui ne me plairait pas forcément mais qui me rapporterait une plus grande stabilité économique, familiale, une vie dans laquelle j’aurais pu faire un break. Mais à avoir choisi une vie dans laquelle je ne peux faire de break, j’ai envie de la vivre entièrement et ne pas reproduire des formats qui ne me paraissent pas bienvenus.

QUESTION Ce que je comprends, c’est que cette lenteur n’a rien de théorique, ou de purement esthétique, et qu’elle a quelque chose à voir avec une manière d’être ou un art de vivre qui oppose aux régimes d’attention qui sont attendus ou qui nous sont imposés, une autre forme d’attention, avec des zones d’intensité et de concentration plus fortes, mais avec aussi une capacité de détachement – ce que l’on appelle l’attention flottante.

THEO CASCIANI A cet endroit-là c’est quelque chose qui est plutôt de l’ordre de la responsabilité. Quand on me demande quelle est la dimension politique de mon travail, j’ai plein de choses à répondre sur des engagements. Pour moi, tout texte est politique. Mais mon premier check-point sur la question politique quand je travaille, c’est de faire les choses bien, c’est de fournir au lecteur, à la lectrice quelque chose qui me paraît de bonne facture. C’est une marque de respect et d’attention. C’est à cet endroit que je parle de concentration, de travail et d’attention. Je me mets dans le régime de la lenteur.

Mais c’est aussi parce que j’ai cette vision de la littérature. Je crois toujours beaucoup à la logique de l’œuvre : ce n’est pas quelque chose de théorique, mais de sensible : un objet culturel qui a la faculté d’avoir de l’effet sur les gens qui le fréquentent. Et j’ai l’impression qu’aujourd’hui on est beaucoup invité à être dans une logique de flux. Instagram égalise et fait passer très vite les choses. Je passe un temps monstre sur Instagram à être très énervé par certains posts, fasciné par d’autres, mais très peu de choses en restent. C’est une sorte de bande passante. Je crois qu’au milieu de tout ça, on a besoin de jalons.

Pendant le premier confinement, j’ai été incapable d’écrire au sens de rédiger. Autant, au moment de la structure, du plan, de la recherche, je suis dans le contrôle et dans la maîtrise, autant, au moment de la rédaction, je peux devenir très lyrique, et je peux entrer dans des états de demi-folie. Il m’arrive d’écrire trente heures d’affilée sans manger. Je ne voulais pas me mettre en danger pendant le confinement. C’est plutôt un temps où j’ai réfléchi. J’ai passé beaucoup de temps à être dans mon lit, à fermer les yeux ou à regarder le plafond : c’est une part très importante de mon travail : je laisse aller mes pensées, j’essaie de les comprendre, de les juguler. J’ai aussi beaucoup lu. Pendant le confinement, j’ai lu mes classiques. Pas les Rougon-Macquart, ou la Comédie humaine. J’ai relu les textes qui comptaient beaucoup pour moi. J’ai revu les films d’Ozu, j’ai relu Bolano, j’ai relu Foster-Wallace. Je me suis rendu compte que je ne lisais que des œuvres qui comptaient plus pour moi que leur auteur ou leur autrice.

QUESTION Tu parles de la littérature, et notamment de la littérature comme d’un code-source : c’est une manière d’y voir un dépôt de textes, de récits, d’images, sans rattacher les œuvres à un panthéon littéraire national, ou à des mythes d’écrivain…

THEO CASCIANI Je m’intéresse beaucoup plus aux textes qu’aux auteurs. Des œuvres ont changé ma vie, mais des auteurs ou des artistes en tant que personnes n’ont pas changé ma vie. Mes amis ont changé ma vie, mes amours ont changé ma vie, ma famille a changé ma vie, des figures militantes ont changé ma vie.

Ce qui m’inspire beaucoup dans cette idée de code source, et dans le cas de la littérature antique, c’est la résistance au temps. Il y a ce débat permanent autour du thème de la fin de la littérature : les gens ne liraient plus. Aujourd’hui, cette vision du collapse est liée à Netflix. On dit que les gens ne lisent plus à cause de Netflix : je ne sais pas si c’est vrai ou pas. Je ne sais pas si les gens ne lisent pas : sur Instagram, on passe son temps à lire. Et on entend souvent : il faudrait écrire des livres qui soient aussi forts que Netflix. Quand j’entends ces bêtises, je me dis que la littérature pourrait vraiment mourir. La littérature va perdre : c’est comme quand des hommes politiques reprennent des thèses du Front national en pensant que ça va les faire gagner. Je n’ai pas d’avis arrêté sur ces questions, mais je sais que les livres, par rapport à d’autre formats, ça met du temps à être conçu, diffusé et surtout à être lu. Ça ne sera jamais plus fort que Netflix. C’est un médium qui est, de fait, faible et vulnérable. L’avenir de la littérature consiste à jouer sur ses faiblesses. Et peut-être que cette époque est plus ou moins propice aux choses qui sont inhérentes à la littérature comme la lenteur. Moi je regarde Netflix et je lis des livres. Quand je lis un livre qui a été conçu pour remplacer Netflix, je lis trois pages, je le referme et je rallume Netflix.

QUESTION Je voudrais revenir à cette question de l’identification, et aussi à cette idée de livres qui marchent, qui ont un effet sur le lecteur, qui l’émeuvent, et qui, d’une certaine manière seraient aussi efficace qu’une série Netflix…

THEO CASCIANI Au moment de Rétine, je revendiquais encore maladroitement la conception de livres qui ont un effet sur le lecteur. J’assume maintenant davantage cette logique de création d’espaces qui affectent la personne qui s’y promène. Je suis fasciné par des livres tellement bien rôdés qu’ils réussissent à avoir une logique d’influence sidérante sur le monde. Il y a quelques mois j’ai relu The Foutainhead [La Source vive] de Ayn Rand, qui est un livre terrible mais fabuleux : c’est le livre préféré de Donald Trump. C’est une ode à l’hyper-individualisme et au libéralisme sauvage. Le livre est assez long, et le style de la phrase est assez sinueux, spirale. C’est une sorte de torture psychologique très lente qui arrive à te rendre follement individualiste, sans que ce ne soit jamais dit. C’est un livre auquel je pense souvent en travaillant. C’est le genre de schéma que j’aimerais reproduire à des fins un peu meilleures.

QUESTION [2 HEURES 2 MIN] Je voudrais revenir aux œuvres que tu inventes dans Rétine, et qui sont souvent des collages, des transpositions d’œuvres réelles, des dispositifs parfois bancals. Tu trouves dans l’art une matière à produire de la fiction, sans tomber dans le name dropping. Et il me semble que tu ne joues pas non plus à l’artiste, à la manière d’un Edouard Levé qui invente des petits dispositifs conceptuels…

THEO CASCIANI Je suis assez hostile aux écrivains artistes. Néanmoins je me considère moi-même comme un artiste, dans la mesure où la littérature est un art. On a souvent perçu les écrivains comme des demi-artistes, à la manière des architectes. Je comprends que les architectes ne soient pas considérés comme des artistes : ils ont une responsabilité plus grande : les bâtiments ne doivent pas s’écrouler. Je pense qu’il y a eu un glissement progressif : on a transformé la littérature en une théorie dissimilée pour beaucoup de choses, alors qu’elle est un art à part entière. Au XIXe siècle, si on mettait Monet et Huysmans dans la même pièce, il n’y avait pas vraiment de débat pour savoir s’il l’un était plus artiste que l’autre.

Par ailleurs, je m’intéresse à l’art, mais je m’intéresse à l’art parmi d’autres choses. Et j’ai eu la chance que l’art occupe très tôt une place importante dans ma vie. Ça paraît souvent bizarre aux yeux des gens, parce qu’il y a un truc lié à l’art contemporain qui situe immédiatement un endroit social très défini. J’ai toujours eu un rapport enfantin à l’art : c’est quelque chose qui me fait kiffer, et que je ne théorise pas tant que ça. Ce que je trouve plus ou moins irréel ou plus ou moins important c’est le côté mondain qui accompagne l’art. L’art est dans ma vie, comme des désirs sont dans ma vie, comme mon rapport à l’alimentation est dans ma vie. Ce rapport intime à l’art me dédouane du risque de name dropping.

Dans mes livres, j’aime décrire et expliquer pourquoi les choses comptent pour moi : je le fais pour décrire une personne qui m’est chère ou une œuvre qui a renversé mon regard. Et j’aime beaucoup lire des livres qui cultivent cette capacité à parler de l’art de manière enfantine. J’ai à l’esprit un écrivain qui dans ses premiers livres avait un rapport très enthousiaste à l’art : il était capable de décrire la forme d’un sourire et de le comparer à la forme d’un bâtiment de Mies van der Rohe, et d’expliquer pendant trois pages pourquoi ce bâtiment était important pour lui.

Ce rapport à l’art a été paramétré par mon adolescence. Je ne sais pas bien comment je me suis connecté pour la première à des choses faisant parti de l’art contemporain : ça s’est fait par capillarité, par réseaux. L’art a eu une fonction très importante pour moi, pour mon équilibre durant l’adolescence. J’étais dans un cadre qui n’était pas fait pour ça. J’étais un ado un peu freak à Béziers : l’art contemporain n’était pas le truc le plus évident. Mon rapport à l’art était une sorte d’étrangeté. J’avais des amis dont l’étrangeté était d’être passionné par les rushs de films. J’avais des amis qui étaient passionnés par les types de rushs, et c’était leur lubie, comme on a tous une lubie à l’adolescence. Moi je dévorais des livres, je prenais des trains pour aller voir des expos : il y avait un truc très gamin là-dedans. C’est ce qui me permettait de trouver du sens dans un cadre social, politique très violent : une ville qui était progressivement rongée par le néo-fascisme. Pour moi mais aussi pour des amis, ce rapport à l’art était un remède ; on n’avait pas de rapport à la religion, ou à quelque chose d’autre qui nous permette de trouver du sens, une échappée. Nous c’était par l’art. J’adorais et j’adore toujours les livres qui ont la faculté de parler des œuvres comme m’en parlaient mes amis du collège et du lycée.

Je me souviens très nettement d’une discussion avec un ami à qui j’avais offert un album du Bryan Johnson Massacre qui était un groupe de rock des années 1995-2000. J’avais pensé à lui parce qu’un des morceaux de l’album portait le titre d’un film, et qu’il était fan de cinéma. Je me souviens très bien de ce jour où, à la sortie du collège, je lui ai donné ce disque et je lui ai expliqué pourquoi il allait l’adorer, alors que nous fumions nos premières cigarettes et que nous évitions les remarques un peu lourdes des habitants de Béziers à propos de nos tenues et, pour le dire, de nos tronches de pédés, puisque c’était l’insulte la plus récurrente. Lui m’a fait découvrir Fritz Lang, j’ai vu Metropolis avec lui, j’avais douze ans, treize ans, j’étais très jeune. Pendant une demi-heure, il m’a parlé de Fritz Lang, comme un gamin de treize ans de Béziers : il ne m’a pas parlé de l’usage du son extra-diégétique ou des travellings. J’adore ce rapport à l’art très enfantin où l’on se donne envie d’aller voir des choses.

Et ce rapport enfantin à l’art a été un peu oblitéré dans la réception du livre. Il y a eu une paresse qui a consisté à y voir un livre sur l’art contemporain. J’ai le souvenir de Vila-Matas qui disait à peu près la même chose de ses livres Impressions de Kassel et Marienbad Electrique qui ont été beaucoup moins vendus, et qui sont sans doute ses livres les plus faciles d’accès. Au début des Impressions de Kassel, Vila-Matas raconte qu’il a été invité par les gens de la Documenta, mais qu’il n’y connaît rien. C’est vraiment l’oncle un peu perdu au milieu du palais de Tokyo. Et, peu à peu, par le langage, il se met à comprendre, il se renseigne, il fait un exercice d’apprentissage. C’est un livre que n’importe qui pourrait lire. Il n’a pas beaucoup été diffusé, car il a été immédiatement classé comme un livre sur l’art contemporain. Il a été mis dans une sorte niche. Le seul moyen de traiter de l’art contemporain sans se couper d’un lectorat, sans devenir membre d’une sorte de niche, c’est de moquer l’art contemporain. C’est La carte et le territoire, qui est un très bon exemple de ça, c’est un livre qui ne comprend rien et qui ne dit rien d’intéressant sur l’art contemporain. Sur la question de l’art contemporain, Houellebecq use de la méthode démagogique : c’est comme si on écrivait un roman sur un banquier qui serait forcément cocaïnomane. Rétine essaie de montrer de manière un peu plus subtile comment vivent les gens de l’art contemporain dans toute la chaîne de production, c’est-à-dire aussi les gens qui sont précarisés.

QUESTION Dans l’introduction à ta lecture au Cipm, qui était pleine d’égards pour le l’institution qui t’accueillait, tu as affirmé que la poésie était de droite. Et je ne me souviens plus très bien si tu donnais des arguments en faveur de cette thèse. Lis-tu beaucoup de poésie ?

THEO CASCIANI Je disais : la poésie de droite et le roman de droite. Je me souviens d’une discussion avec Ryoko Sekiguchi, au moment où elle avait arrêté d’écrire de la poésie. Au début des années 2010, elle a écrit La voix sombre, un livre très beau à partir d’un message vocal d’une personne décédée. Elle a écrit un livre aussi très beau sur ce que les japonais appellent la catastrophe : Fukushima, le tsunami, le tremblement de terre. Elle me disait que ce qui est insupportable dans la poésie c’est que chaque mot compte, que chaque mot doit être à sa juste place. Alors que dans le récit, ou dans le roman ce n’est pas le cas : tout mot d’un roman peut être remplacé par un autre, dans l’idée. L’idée du mot juste est un truc de droite.

Je ne lis pas beaucoup de poésie. Mais j’ai l’impression qu’il y a des choses fabuleuses qui se font dans la poésie en France actuellement. Par exemple, il y a récemment un livre qui est sorti qui s’appelle Lettres aux jeunes poétesses, avec des personnes comme Rim Battal, ou un peu plus âgées comme Liliane Giraudon ou Ryoko Sekiguchi, qui m’inspirent beaucoup. C’est une porte d’entrée pour ces œuvres.

QUESTION [2 HEURES 34 MIN] Une poétesse ne peut pas se permettre de faire des petits topos comme ceux qu’on trouve dans ton livre : sur Tanizaki, sur l’optographie… qui sont comme des petites fiches Wikipédia qui permettent de ralentir le rythme du récit ; le lecteur se repose un peu…

THEO CASCIANI A la fin de la lecture au Cipm, un ami poète m’a expliqué que c’était la première fois qu’il était touché par une écriture romanesque, et que mon texte lui avait fait penser à un jeu qui s’appelle le « Wikipedia Game », et dont je n’avais jamais entendu parler. Tu peux jouer contre l ’ordinateur, mais c’est surtout un jeu qui se pratique en soirée, avec des amis. Il s’agit de naviguer le plus vite possible entre d’une page à une autre, en ne cliquant que sur les liens hypertexte : par exemple : de « Björk » à « Antivaxx ». Je me suis mis à jouer de temps en temps à ce jeu. C’est un jeu assez fascinant. On trouve un « Wikipedia Game Solver », qui peut être assez intéressant. J’ai l’impression que mon cerveau et mes textes fonctionnent comme ça. Ce qui m’intéresse, encore une fois, c’est la manière dont les choses peuvent tenir ensemble. Comment j’arrive à glisser de tel terme à tel autre. C’est vraiment ce qui m’excite le plus dans le geste d’écriture, et ce qui me paraît avoir le plus d’importance et de puissance dans ce que la littérature peut produire aujourd’hui.

QUESTION Ton prochain roman s’appelle Maquette, et dans Rétine, déjà, la maquette est très présente. Qu’est-ce qui te fascine dans ces objets, hormis leur délicatesse, leur joliesse ?

THEO CASCIANI L’idée de la maquette conceptuellement m’intéresse parce que c’est un objet qui n’est pas fini, qui évolue sans cesse, parce qu’il permet de jouer avec les ordres de grandeur. J’ai un peu ouvert une sorte de boite de pandore mentale quand j’ai commencé à me demander pourquoi j’aimais les maquettes. Il y a un truc du mouvement dans la maquette qui me touche beaucoup. La maquette me fait nécessairement sentir quelque chose de cosmique, de sentir ma position physique dans l’espace, ma position mentale dans l’écoulement d’un projet en cours de définition. Quand tes pensées se mettent en mouvement, comme face à une maquette : des pensées en mouvement : c’est des émotions. J’ai l’impression que je commence à comprendre, mais c’est aussi pour ça que j’écris ce livre : c’est des espaces purement d’émotion. Cette espèce de vantage point, de vison de la map. J’ai passé beaucoup de temps à me demander où naissaient mes sensations et mes émotions les plus fortes. Par exemple, dans Memoria de Apichatpong Weerasethakul, le moment qui m’a le plus ému est le moment où le son s’arrête, il n’y a même pas de bruit blanc : d’un seul coup, tu perçois la salle de manière très forte, tu reviens au réel de manière très brusque : tu entends la respiration de ton voisin, le bruit d’un dos sur un fauteuil : tu vois tout d’un coup, et ça m’émeut follement. Une maquette c’est un peu comme la vision des étoiles.

QUESTION Il me semble que le texte qui a paru récemment dans la revue Habitante, « Pastorale », est plus ouvertement critique et explicite que Rétine

THEO CASCIANI Ce texte est beaucoup plus un texte à thèse. Il le devient d’autant plus parce qu’il y a cette phrase : « La campagne n’est pas un refuge » qui n’est pas de moi, mais qui donne une tonalité plus argumentative au texte.

QUESTION Le texte dialogue bien avec Rétine dont les décors sont assez souvent ce que les anthropologues appellent des non-lieux : une gare, un parc…

THEO CASCIANI Je pense que mon travail suit des unités de lieu et de temps assez précises. Mes textes se passent toujours dans une sorte de proto-présent, de très légère anticipation, qui n’est pas forcément datée. Rétine se passe exactement deux mois après sa parution, vu qu’il y a a cet indice du trentième anniversaire de la chute du mur. J’essaie de me situer dans un future proche. C’est l’espace qui me permet de me projeter dans le texte et de me départir de cette question de la fiction et du réel, et d’avoir l’impression que par le texte j’arrive à résoudre quelque chose, parce que, par définition, le futur reste à inventer. J’invente ce qui vient.

S’agissant des lieux, j’ai l’impression que ce m’intéresse vraiment c’est la création d’une ambiance propre. Mon travail consiste avant tout à créer des espaces d’impressions, d’émotions, où plein d’éléments viennent se connecter, un peu comme une zone de cruising pour idées, sensations, faits, inventions. On pourrait parler un peu de ambient littérature, à la fois à l’échelle de la phrase, mais aussi à l’échelle du livre qui vise à créer une ambiance dont on ressort, j’espère, avec un dérèglement sensoriel et des sortes de triggers émotionnels, qui permettent d’avoir une vision d’ensemble et d’en ressortir modifié. Ce que j’aime en général dans mon écriture comme dans mon existence, c’est tout ce qui me dépasse : les non-lieux, l’exemple ultime pouvant être l’aéroport ou la nature sont des espaces qui me dépassent et qui m’intéressent beaucoup plus que le foyer, par exemple. L’espace domestique est toujours présent dans mon travail. Dans Rétine, il y a la chambre. Dans le roman que je suis en train d’écrire aussi. Mais c’est toujours une espèce de point de repli dans le texte, plutôt qu’un espace massif et important. J’essaie de sonder des espaces qui m’intriguent et qui de dépassent. On peut y voir aussi une métaphore plus générale de mon travail : je n’arrive pas à écrire un texte, si je n’ai pas l’impression qu’il est impossible à écrire quand je commence à l’écrire.

QUELQUES CHOSES Rétine a paru en 2019 chez POL. Le texte le plus récent de Théo Casciani a paru dans la revue Habitante. Sur la question de la maquette, vous pouvez regarder le film-entretien réalisé par Corentin Laplanche Tsutsui avec Théo. En janvier 2022, Théo avait proposé une sélection de livres à la galerie Florence Loewy : vous en trouverez quelques images ici : sélection de livres d’arts.