Renee Gladman, « Taux de survie »

Traduction de : Renee Gladman, « Proportion Surviving », extrait de Juice, Kelsey St. Press, 2000

Bien avant la crise des pommes fraîches, mon existence avait une certaine tenue. Je me levais le matin, j’accomplissais quelque chose. Par exemple, le jour où, comme une personne en proie à la passion, j’ai essayé de séduire une femme : c’était dans une période de ma vie où j’étais quelqu’un. Mais je n’arrive pas à me rappeler le nom de ce quelqu’un. Son genre d’optimisme me fournissait un espace où je me réfugiais en cas de besoin. Cette fois-ci le besoin fut surprenant. Les gens ont tendance à croire que le jus qu’ils boivent le matin est le même jus qu’ils ont toujours bu. Et les pommes prennent la forme de pomme spontanément. Ce type, dont le nom m’échappe en ce moment, m’a appris à considérer les affaires d’autrui comme des affaires dont je devais m’occuper moi-même chez moi. Il y avait beaucoup de choses que j’aimais faire chez moi, mais mon activité préférée était de boire du jus. Quand mes amis me rendaient visite (ils aimaient venir à l’improviste en m’apportant toutes sortes de gâteaux, en pensant qu’ils savaient ce dont j’avais besoin et en voulant m’imposer les projets qu’ils avaient conçus pour moi), j’étais obligée de leur dire que j’étais occupée à boire mon jus. Deux semaines avant la crise, je m’étais mis à écrire des poèmes à ce sujet. C’était une journée chaude, assez semblable à toutes les autres journées chaudes à San Francisco. Les gens étaient sortis dehors. Des gens pâles étaient sortis dehors, ils se dirigeaient vers le parc pour s’y allonger de telle sorte que le lendemain leur peau avait un peu foncé. Les poèmes que j’avais écrits étaient des ratages, mais ils étaient denses. Je pensais, à juste titre il me semble, que l’histoire de la recherche par chaque personne de son unité est une suite d’erreurs, et que si on faisait tenir cette histoire en une soirée, elle pourrait intéresser d’autres gens. J’avais ma manière à moi de rappeler à mes amis qu’ils souffraient tous moralement, mais que leurs souffrances étaient comme des pâtisseries dont les autres ne peuvent s’empêcher de se délecter. Ce jour-là, j’avais en un certain sens rassemblé tous mes biens personnels et j’étais sortie dehors. Ce matin-là, je m’étais réveillée avec le sentiment que je devais me préparer à quelque chose – rien qui ne mette ma vie en jeu, mais certainement quelque chose qui me concernait intimement.

A cette époque, mon amoureuse passait une grande partie de sa vie à dormir. Elle n’a pas vraiment réagi au soudain épuisement du stock de pommes fraîches dans la ville et elle ne pensait pas que la situation allait s’améliorer. Dans ce monde où les intérêts des gens se résumaient à la qualité de leur sommeil, j’ai trouvé à peine quatre personnes qui en avaient quelque chose à faire. Je me disais que si j’arrivais à trouver ces quatre personnes, on pourrait vraiment changer la donne. Quelques amis ont prétendu qu’ils étaient les bons. Quelques voisins ont eu pitié et m’ont offert leur aide. Ma mère m’a appelé pour me consoler. Mon amoureuse, qui aurait été en vérité la plus à même de faire partie de cette infanterie lourde, dormait à mes côtés. Le sommeil était devenu notre réseau : on dormait à tour de rôle. La règle de survie veut que deux personnes qui partagent le même lit ne doivent pas dormir en même temps. Alors je gardais un œil sur elle et je faisais comme si j’étais toujours fraîche et dispose. Le matin venu, si je parvenais à sortir rapidement de la maison et si je faisais sept choses qui n’impliquaient pas une forme de désir, elle me donnait une récompense. Avant la crise, cette récompense prenait forcément la forme d’une pomme. Mais après la crise, il n’y avait plus de pommes. Normalement, l’environnement contient la compensation de la perte subie. L’étude de la démographie permet d’aider les gens qui prennent la voiture. Certaines personnes ne me prenaient pas en compte. Certains démographes ne trouvent plus le sommeil et ne me prennent plus en compte. C’était il y a deux jours. La nuit d’avant, on était deux jours avant la crise, j’étais en train de penser que je ne pensais que j’étais en train de dormir. Je regardais l’angle de ma chambre qui était baigné par la lumière du soleil et où se trouvait le chat de ma colocataire. Quand j’ai regardé une seconde fois, la lumière du soleil avait disparu – mais je n’étais pas en train de dormir. C’est la manière dont les gens réagissent aux événements traumatisants. Ils disent : « J’y étais à l’instant » ou ils diront : « Mais elle était avec moi à l’instant ». Donc l’absence de la lumière était due à un choc émotionnel et la perte subie était d’ordre démographique. Je me suis mise à localiser les choses à mesure de leur effacement. Seule dans ma chambre, avec ma mémoire, et avant que l’obscurité ne se fasse, je cherchais la lumière. Les gens aiment bien parler de la journée. Les gens qui ne vont pas très bien passent souvent à côté de la journée. Avant la crise, il était rare qu’on puisse dire que je n’allais pas bien. J’avais trouvé un certain équilibre renforcé par les plaisirs de la bouche. J’étais heureuse. Autrement dit, j’étais dans mon jus.

Cinq semaines avant la crise, je travaillais dans un magasin bio à l’angle de ma rue. Je n’étais pas vraiment une employée, mais j’y allais une fois par semaine. Chaque dimanche, excepté le troisième dimanche du mois, j’entrais dans le magasin et j’allais voir toutes les différentes sortes de jus qui était proposées. Pas pour les acheter, mais pour rester un peu dans le rayon. Les personnes de petite taille ont l’avantage d’être plus près des étiquettes avec les prix. C’était une première raison. Je restais là et j’étais utile aux personnes plus grandes qui n’arrivaient pas à voir les prix. Je m’improvisais conseillère de vente pour flâner au rayon jus sans me faire remarquer. Mes parents ont toujours pensé que j’irai loin grâce à mon talent. Mon père disait toujours : « Si tu ne deviens pas une personne sociable, alors il faudra que tu travailles avec les chiffres. » Il était étonné qu’avec tout ce temps libre, je restais le plus souvent seule. A l’époque, les chiffres m’attiraient comme quelque chose de mystérieux, mais c’était un mystère trop loin de moi et trop profond pour que j’essaie de l’explorer. Je savais depuis longtemps que s’il y avait un mur entre là où je voulais être et là où je me trouvais, il faudrait abattre ce mur. Certaines personnes ont des objectifs qui demandent beaucoup de sacrifices. Pour atteindre certains objectifs il faut renoncer à la grasse matinée. Puisque j’avais décidé de ne boire que du jus de fruits frais, qui coûte autant qu’un bon petit-déjeuner de base, j’étais toujours occupée à trouver des moyens pour gagner de l’argent. J’ai dû mettre un terme à la plupart de mes relations amicales. Pour pouvoir vivre ma vie « sans mur », j’ai dû me faire un emploi du temps. La première partie de la journée était consacrée à la recherche de postes de bénévoles dans des usines de jus bio. Pendant la deuxième partie de la journée, je racontais aux gens ce que j’avais fait pendant la première. Les autres parties n’ont pas à être traitées ici.

Vingt-cinq ans avant la crise, j’ai bu pour la première fois ce que j’apprendrai par la suite à appeler : jus de pomme. Vingt-trois ans après cet événement, le directeur d’une revue a rejeté ma première tentative de rendre compte de cette expérience sous la forme d’une litanie. Je suis toujours en train de boire dans mes poèmes, à ce que dit un bon ami à moi.

Pendant les premières années de mon existence, je n’ai mangé que des compotes. Aujourd’hui je ne supporte que les légumes verts très durs, ce qu’oublient toujours les personnes avec lesquelles je sors. Quand j’ai bu cet extraordinaire verre de jus de pomme, je ne pouvais pas m’imaginer que viendrait un jour où je ne pourrais plus en trouver. La ville se débarrasse de ses pommes. Les gens sont obligés d’inventer des fruits. Le jour où j’ai décidé d’écrire des poèmes à ce sujet – c’était douze jours avant que la rumeur ne commence à enfler et quatorze jours avant que les médias ne s’en fassent l’écho – j’étais chez ma meilleure amie, confortablement installée dans un fauteuil. Nous étions en train de discuter de la croissance de la production de smoothie quand, soudain, j’ai eu une révélation. Cinq jours plus tard, j’avais écrit vingt poèmes. Quand quelqu’un écrit à propos de ses obsessions, les passants dans la rue ne peuvent pas ne pas les voir. Les obsessions prennent possession du corps. Notre corps est alors un livre ouvert. L’amie dont le fauteuil a permis la mise au jour de ces poèmes ratés a déménagé une semaine plus tard. Elle me manque, mais si j’ai survécu, c’est grâce à ces poèmes ratés. Pendant une crise, quelle qu’elle soit, il y a des jours où certains dictons peuvent se révéler utiles. Si ces paroles sont prononcées doucement, une tasse d’eau chaude à la bouche, dont l’anse est orientée en direction du mur, alors la force qui est dans la personne se trouve projetée sur le mur. Elle quitte la maison en se pavanant discrètement, la main toujours collée au mur.

Dans la ruelle derrière le magasin bio, j’ai rencontré ma deuxième amoureuse. Une première rencontre dans un lieu public nourrit plus tard la passion. Ou alors la canicule empêche la personne aimée d’être complètement consciente de ce qui se passe. Or il faisait très chaud pendant la crise. On ne pouvait se mettre à l’ombre que dans les petites rues. Au quarante-huitième jour de la crise, alors que je faisais la grève de la soif, j’ai dû m’abriter dans une ruelle. Ce n’est pas que j’essayais d’échapper à des poursuivants, mais je devais me protéger de la canicule. Le sentiment de la nécessité de la fuite se fonde toujours sur un besoin ; chaque besoin physiologique laisse finalement place à la grâce. Au moment où j’entrais dans la ruelle, une femme, qui moins de vingt-quatre heures plus tard serait en train de faire la sieste dans mon lit, était en train d’empiler des cageots le long du mur du magasin. Les femmes dont le travail est en relation avec des surfaces me donnent envie de faire des choses – j’ai pensé le lui dire – mais aussi : les femmes de petite taille me font désirer des choses. Pendant tout mon enfance j’ai été très exigeante sur la qualité de mon jus ; le quarante-huitième jour de la crise, elle m’a fait oublier ces exigences. Je ne les avais pas oubliées, mais j’avais été emportée. Les journaux parlaient du passé. Les gens célébraient le jus concentré, et je continuais à écrire ces poèmes. Ce jour-là, dans cette ruelle, j’ai compris trois choses sur la vie. Pendant que je l’aidais avec les cageots j’ai compris trois choses que je devrais toujours avoir à l’esprit, et que je devrais partager si besoin. Au bout du sixième mois, je n’en avais plus rien à faire de la crise.

Ma confiance était revenue, mais toutes mes amantes étaient parties. Lorsque je me suis réveillée ce matin-là, c’était le deux-cent trente deuxième jour de la crise, j’étais sous mon lit. C’était le sixième jour de suite que je me réveillais allongée sous mon lit. J’était seule, mais j’avais une certitude. La vie sans jus avait pris pour moi la forme et le nom d’un personnage très faible qui ne me reconnaissait pas lorsque je le croisais dans la rue. Je savais que c’était moi, je le sentais dans ma tête : on trouve une idée qui nous définit si bien qu’on ne peut pas s’empêcher de la manifester au dehors. Aujourd’hui toutes mes idées sont liquides. Le jour où j’ai retrouvé la foi, des amis qui me croyaient souffrante sont venus me rendre visite. C’était le dernier jour que je passais seule ; j’étais heureuse, mais je ne voulais toujours pas boire. Le jus que j’avais en tête n’était plus du jus. Il y avait un vide à cet endroit, un vide qui n’allait pas pouvoir être comblé et qui m’est devenu familier. Je ne voulais pas le boire.