Noise. Un entretien avec les philosophes Catherine Guesde et Pauline Nadrigny, co-autrices du livre The most beautiful ugly sound in the world. A l’écoute de la noise, Editions MF, Paris, 2018. Catherine Guesde a fait paraître en 2020 un album sous le nom Cigvë : What Makes Them Burn. Sous le nom de Lodz, Pauline Nadrigny a sorti en 2016 l’album Settlement. Vous pouvez écouter l’interview ci-dessous, la télécharger (clic droit) ou en lire la retranscription un peu plus bas.
Quelques liens. Une page consacrée à Merzbow sur le blog de Dennis Cooper ; une présentation du livre à la Sorbonne ; une recension du livre dans la revue Volume ! ; un article de Catherine Guesde intitulé « Noise et nostalgie » paru dans la revue Audimat ; une interview des autrices sur le podcast « Music Herstory » ; le livre de Jérémy Corral sur la Japanoise ; la page wiki en anglais consacrée à la noise au sens large ; un mini documentaire en anglais ; un documentaire en anglais, un peu plus long. Vous me lirez tout ça, s’il-vous-plaît.
Une playlist. Cette petite sélection est une sorte d’introduction à la noise au sens large. Vous y trouverez même un peu de free jazz, avec Anthony Braxton. Les morceaux « 3 » de Pita et « Empire » de The Dead C sont analysés par Catherine Guesde dans son article « Noise et nostalgie. » Le morceau d’introduction de l’émission est « Butterfly Kiss » de Maldoror alias Merzbow + Mike Patton.
Un extrait de l’avant-propos. « La question n’est plus alors seulement comment écoute-t-on la noise ? », mais « y a-t-il une écoute noise ? » Et, le cas échéant, comment écoute-t-elle non seulement ce qu’on qualifie de noise mais aussi… les flûtes baroques ? Puis, est-il possible que, dans cette écoute, se joue quelque chose d’original dans la connexion de plans que théories et courants artistiques ont toujours articulés : plans de l’acoustique, du physiologique et de l’esthétique ? // Car la noise questionne du point de vue de ces écoutes. Elle se construit clairement dans un jeu d’oppositions, que celles-ci soient politiques ou artistiques, et semble se constituer contre, voire en-deçà des polarisations esthétiques. En-deçà de l’histoire de la musique d’abord. En-deçà de certaines exigences de formation de l’artiste également, en préférant le Do It Yourself à l’apprentissage du solfège, en ouvrant l’instrumentarium pour y intégrer n’importe quel objet quotidien et y laisser advenir les accidents technologiques, du fuzz au larsen. Tout en ouvrant considérablement l’espace de la création musicale, elle se décroche des habitudes d’écoute instaurées au cours de plusieurs siècles – et ce, sur touts les paramètres qui la structurent : rapports de hauteur, de rythme, d’intensité, de durée, de timbre… Elle met en échec une écoute passive, qui se délecte du familier, tout en rendant impossible une écoute formelle. L’éclatement des formes est également ce sur quoi bute l’activité de rétention et de protention constitutive de l’acte d’écoute. S’installer dans l’oeuvre, la suivre de manière linéaire, se réjouit des anticipations satisfaites et être surpris lorsque celles-ci sont déçues est donc la plupart du temps impossible. »
Deux témoignages d’amateurs de noise. » C’est comme une lutte interne. Attraction et rejet. Mais c’est aussi cette sensation, une fois le concert terminé (moment que l’on attend parfois avec impatience), d’avoir vécu quelque chose de sensible, de fort qui modifie notre vision de la musique et de ce que peut être un concert. » // « On n’est pas des tordus. Si je me coupe le bras avec une lame de rasoir, ce n’est pas parce que je sais que c’est mal… C’est pour créer quelque chose. Ce n’est pas la conscience des risques qui contribue au plaisir, c’est l’acte créatif (de production du son et d’écoute) » (C. Guesde et P. Nadrigny, The Most Beautiful Ugly Sound In The World. A l’écoute de la noise, p.77)
Deux citations de Merzbow. « De même que le dadaïste Kurt Schwitters créait des œuvres d’art à partir d’objets récupérés dans les encombrants, j’ai fait des sons à partir du rebut qui m’entoure dans la vie. » // « Si la musique était la sexualité, Merzbow serait de la pornographie. (…) La pornographie est l’inconscient de la sexualité. Donc la noise est l’inconscient de la musique. » (traduction de Catherine Guesde)
Educations musicales
CATHERINE GUESDE J’ai reçu une éducation musicale classique. J’ai écouté beaucoup de musique classique jusqu’à l’âge de dix ans, au moment où les choses ont mal tourné. J’ai écouté beaucoup de punk, de skate punk. Puis j’ai sombré dans le métal extrême, et le punk hardcore. C’est vers l’âge de 25 ans que je suis revenue à ces musiques adolescentes, sous des angles plus étranges, plus expérimentaux, avec la découverte du black metal américain, du metal expérimental. Ça a été ma porte d’entrée dans la noise. Ces musiques qui cherchent l’intensité, qui sont très physiques, où le live et la catharsis jouent un rôle central, ont créé un horizon d’attente. C’est ce que je venais chercher dans la noise, et je voulais aussi voir jusqu’où je pouvais aller dans quelque chose de contre-intuitif.
PAULINE NADRIGNY Mon trajet est un peu différent. J’ai aussi suivi un parcours classique : j’ai fait du piano, avec le côté traditionnel : écriture, solfège. J’écoutais beaucoup de classique et aussi ce qu’écoutent les ados un peu littéraires : du rock, de la folk. Entre 18 et 20 ans, j’ai découvert la musique expérimentale, et directement la noise. J’ai rencontré des gens qui faisaient de l’electronica, de la noise. Ca c’est fait à travers des rencontres humaines, amoureuses même. J’ai aussi découvert le free jazz. Je ne cherchais pas forcément l’intensité. J’ai découvert la noise sous un angle analytique, expérimental. Et comme j’étais musicienne, j’ai tout de suite eu envie de prendre un ordinateur, d’ouvrir un logiciel et de composer.
Le « pur son » de la noise
CATHERINE GUESDE C’est assez difficile à décrire avec des mots. Il faut des bruitages : « skch skch skch. » On peut décrire les effets : c’est des sons abrasifs, des sons râpeux.
PAULINE NADRIGNY [On entend quelques cris de bébé] Dans un canal d’information, il y a le signal, l’information pertinente, et le bruit, qui n’est pas pertinent. Il y a des formes d’utilisation du bruit dans la musique : le bruit vient ponctuer le « signal », et il y a un rapport de contraste. Dans la noise il y a un pas de plus qui est fait, c’est une sorte de mise à plat. Plutôt que de jouer sur un rapport de contraste ou dialectique entre le son et le bruit, la noise postule que tout bruit vaut son musical. La noise se caractérise par la tolérance envers tous les sons. C’est l’idée d’ouvrir ses oreilles en se disant que tout son qu’on va entendre peut avoir une pertinence sonore, voire musicale (même s’il est faux de dire qu’il a une pertinence sonore a priori) Il s’agit d’aller au-delà des normes musicales traditionnelles. C’est un geste d’ouverture qu’on retrouve chez John Cage, par exemple, mais aussi dans le free jazz.
Des sons posés au hasard (11:05)
ANTIMUSEE Est-ce que le geste qui consiste à mettre au second plan le processus de composition, voire même à s’en déprendre complètement et à laisser les machines faire, n’est-il pas encore plus déroutant pour l’auditeur que les sons abrasifs ?
CATHERINE GUESDE C’est lié au refus de discriminer entre les sons. Cette ouverture va de pair avec cette déprise et cette volonté de laisser les sons être. Dans la noise on met de côté l’intention de mise en forme, ce qu’on appellerait l’idée musicale dans la tradition esthétique. Merzbow explique qu’au début il voulait une musique très anonyme, dans laquelle on pourrait le moins possible entendre des traces de subjectivité et de volonté.
PAULINE NADRIGNY Il est difficile de généraliser. Pour certains performeurs de noise, leur travail consiste dans la mise en place du dispositif à travers lequel le son peut advenir de manière autonome, et éventuellement des interventions ponctuelles sur ce dispositif. Mais certains performeurs noise, comme Karkowski, qui vient de la musique savante, s’investissent beaucoup plus dans le processus de composition. L’approche varie en fonction du background des musiciens, s’ils viennent de la musique savante ou s’ils viennent du punk, par exemple. Mais, pour tous, il y a l’idée commune d’une autonomie du son, il y a l’idée du son comme une matière presque vivante. Il y a toujours ces idées de liberté et de sauvagerie.
Peut-on faire de la noise avec une flûte baroque ? (14:12)
ANTIMUSEE Au début du livre vous rapportez le témoignage d’un amateur de noise, qui, à la fin d’un concert de musique baroque, explique à la flûtiste qu’il n’aime pas le timbre de son instrument, et qu’il le trouve limité. Qu’avez-vous retenu de cette anecdote ?
PAULINE NADRIGNY Cette anecdote a attiré un certain nombre de problèmes. Elle donne une vision caricaturale de l’auditeur noise. La majorité des auditeurs de noise n’auraient pas cette réaction : ils savent apprécier le beau timbre d’un instrument baroque, tout simplement parce qu’ils ont conscience qu’il y a des normes différentes et qu’en fonction du contexte on apprécie des choses différentes dans les sons que nous entendons. C’est une sorte d’exemple à la limite, qui nous a permis de marquer un point sur le plan esthétique. Mais ça a été un point d’impulsion pour Catherine et moi. Il y avait quelque chose qui nous intéressait dans cette idée d’espace musical. Pour cet auditeur le timbre de la flûte baroque, le fait qu’elle ait une place déterminée dans l’espace des possibles musicaux, est insuffisant. L’auditeur de noise veut jouer sur tous le spectre des possibles. Au-delà de l’idée d’inversion des normes, et au-delà du côté choquant de l’histoire, et du jugement qui peut être mal pris, et sans doute à raison, cette anecdote nous a sans doute permis de comprendre un aspect important de la noise.
CATHERINE GUESDE C’est une écoute qui n’est possible historiquement qu’à un certain moment. L’écoute noise est surdéterminée par la technologie, par le fait de pouvoir avoir toutes les fréquences étalées devant nous par opposition aux timbres acoustiques qui ont quelque chose de plus déterminé.
PAULINE NADRIGNY La noise renoue avec des vœux qui sont ceux de la musique expérimentale du début du XXe siècle. Varèse voulait constituer un instrument capable de dépasser le fil à couper le beurre qu’est l’octave pour jouer sur l’ensemble du spectre musical, pour créer vers une gamme de sons infinie, sur laquelle on pourrait jouer ad libitum. La noise réalise ce désir-là. Un performeur avec un synthé modulaire réalise ce désir. Mais il n’est pas évident qu’il le réalise réellement : un synthé modulaire, c’est un certain type de son, un certain type de geste, et ça a sa propre normativité.
ANTIMUSEE A quel moment faire de la noise devient-il possible, sur le plan de la technologie, en particulier ?
CATHERINE GUESDE Quand on pense à quelqu’un comme Helmut Lachenmann on voit qu’il est possible de faire de la noise avec des instruments classiques. La noise hérite de cette pratique du détournement ou des techniques étendues [un exemple assez sage : un morceau pour piano de Henry Cowell; la « Thrène pour les victimes de Hiroshima » de Penderecki, avec un large éventail de techniques étendues pour les cordes] , le fait de trouver de nouvelles manières de faire sonner son instrument. Si on prend la « Japanoise » comme l’archétype de la noise, c’est un type de son qui est tributaire des techniques d’amplification et de modification du son : pédales d’effet, tables de mixage, les micros-contact, l’ordinateur dans certains cas. Mais en droit l’instrumentarium de la noise est complètement ouvert. Il n’y pas de setup indispensable pour le débutant dans la noise.
PAULINE NADRIGNY Dans l’histoire de la noise il y a les gestes du larsen et du fuzz, qui sont des techniques d’enregistrement et d’amplification, qui sont symboliques d’un son qui est poussé à la limite, soit qui revient sur lui-même (larsen) soit qui est saturé (fuzz). On trouve de la morphologie musicale possible dans ces sons a priori indomptables ou inassimilables à une forme. On peut faire de la noise avec un violoncelle, une voix, un micro, un synthé ou même un bébé. En tout cas, il y a le toy–bending, on peut s’amuser à détourner des circuits de jouets, ça se fait beaucoup. Je n’ai pas tenté.
Punk et DIY : faites de la noise, tout de suite (21:07)
ANTIMUSEE Les performeurs noise promeuvent le Do It Yourself, qui est déjà présent dans le punk. Quels sont les liens entre le punk et la noise ?
CATHERINE GUESDE Le lien se fait en termes d’éthique. Dans le zine punk Sniffing Glue 1, il y a une incitation à monter des groupes de punk, avec l’idée que n’importe qui peut en faire. L’image montre trois accords de guitare : voilà trois accords de guitare, maintenant montez un groupe et faites de la musique. On entend souvent chez des performeurs noise, l’idée que le punk n’est pas allé assez loin : il fallait avoir une guitare, savoir jouer ces trois accords, qui sont des exigences déjà trop élevées. La noise n’exige aucune compétence instrumentale, ni discrimination sonore. Elle invite chacun à aller fouiller du côté de son idiosyncrasie, plutôt que d’aller vers une maîtrise technique qui aurait quelque chose de normatif et d’uniformisant. La noise invite à aller fouiller du côté de ses petites manies, de ses petites lubies, plutôt que de contraindre son corps pour atteindre des résultats déterminés considérés comme corrects.
ANTIMUSEE Est-ce que la noise a joué rôle libérateur pour vous, en tant que musiciennes ?
PAULINE NADRIGNY La noise a d’abord eu un côté très effrayant pour moi. La première fois que je me suis retrouvée devant un setup, ça a été effrayant de possibilités : tout est possible, qu’est-ce que je vais faire. Tout était ouvert. On rentrait dans des choses plus labiles, plus subjectives qui n’étaient pas cartographiées. Pour me rassurer au début, je me suis fixé des bornes pour retrouver une certaine familiarité, et j’ai gardé le piano comme instrument principal. J’ai d’abord joué sur les niveaux d’encodage et d’enregistrement, en jouant sur le grain que j’allais récupérer avec différents types de micro, des micros d’ordinateurs, des micros de dictaphones et des micros de haute qualité. Mais toujours avec un matériau classique.
CATHERINE GUESDE Moi ce qui a été libérateur, ça a été de me tourner devant un instrument que je ne maîtrisais pas. Je maîtrise le piano, mais pas du tout la guitare. L’approche a été plastique : jouer avec les textures, les timbres. Je m’en sers plus comme d’un générateur de sons que d’un instrument. L’écoute est première ; elle guide les gestes, avec une attention aux harmoniques, à ce qui peut émerger au sein des sons. Le processus est guidé par l’écoute. C’est reposant, contemplatif. C’est des moments d’écoute contemplative qui dirigent des gestes, qui sont assez minimaux : c’est plus de la réceptivité.
L’affinement de l’écoute (28:00)
PAULINE NADRIGNY C’est une musique qui a une dimension haptique et kinesthésique importante, qui peut d’abord être inconfortable. On ne peut pas nier qu’il peut y avoir un confort intrinsèque à cette musique. Certains auditeurs arrivent à dompter, à faire sens de cet inconfort, qui n’est pas forcément une douleur : c’est un inconfort qui peut être physique ou psychologique. Il y a une finesse des descriptions physiologiques : on écoute moins des sons qu’on écoute son corps écoutant. C’est une pratique corporelle de l’écoute.
CATHERINE GUESDE Le rapport aux sons est intime, de l’ordre du contact. On est plus dans la hauteur de vue, la structure, la forme. C’est des nuances qu’on ne peut éprouver que dans une forme de contact. C’est une éducation qui se fait à même les sens.
PAULINE NADRIGNY Il y a un côté démocratique de la noise. Toute oreille peut s’initier à cette musique sans formation préalable, et être responsable de sa propre formation. C’est plus net que dans les musiques expérimentales savantes qui demandent un background culturel plus important. C’est ce qui fait la diversité des auditeurs de noise. En matière de formation musicale, on a tous les profils.
Expériences d’écoute : « la noise ne s’écoute pas spécifiquement avec les oreilles » (33:15)
CATHERINE GUESDE Ce qui ressort des réponses au questionnaire, c’est que les fréquences se perçoivent à différents endroits du corps. Indépendamment de la question du haut volume sonore qui peut entrainer une forme d’immersion physique, pas seulement auditive. Dans les questionnaires on demandait de commenter aux amateurs de noise leurs expériences d’écoute en concert. On avait une précision anatomique impressionnante, qui se doublait d’une précision sur la question des fréquences. L’écoute peut se faire sur le mode de l’immersion : le corps est vécu comme résistant à une masse. Le corps est immergé, comme résistant à une masse : on retrouve une expérience du sublime, mais avec une implication haptique, et pas seulement visuelle. Le sublime : l’auditeur s’observe résister. Soit on a une écoute beaucoup plus atomisée, avec des ilots sensoriels qui perçoivent les différentes fréquences à différents endroits du corps.
PAULINE NADRIGNY L’idée de zones d’intensité revient fréquemment. Dans le livre, on évoque la notion « corps sans organes » de Artaud, repris par Deleuze et Guattari : ces pôles d’intensité ne sont pas forcément reliés dans une anatomie logique. Dans les descriptions des auditeurs, on a quelque chose d’erratique, sans queue ni tête : certaines fréquences agissent sur les dents, d’autres la glande pinéale, ou la colonne vertébrale, d’autres encore sur la verge. C’est une cartographie étrange, la cartographie d’un corps noise, qui n’est pas celle d’un organisme où l’on pourrait étager ou hiérarchiser les sensations.
CATHERINE GUESDE La technicité dans la description des sons et des fréquences se retrouvait dans la description du corps. Une des personnes interviewées nous a expliqué qu’elle pouvait arriver à fermer ses oreilles, à contrôler un peu ses cils auditifs pour ne pas subir les larsens. C’est une sorte de technologie du corps noise.
PAULINE NADRIGNY Moi ça a été un concert. Et j’ai un souvenir d’enfance lié au jazz. J’ai dû écouter un morceau assez free de Coltrane. Et j’ai eu cette impression qu’il fallait que j’accueille le son et que ça frottait un peu. Ma première expérience noise a été un concert de Pita dans un auditorium, dans une grande institution. Il y avait une scène du label Mego, Pita était là. Il y avait un jeu sur des sons très aigus, sur les larsens. J’avais eu la sensation très nette que le son opérait dans les tympans d’une manière très fine sur le plan physiologique. Il y avait aussi le côté binaural qui était important. En fonction de la manière dont je bougeais ma tête, le son circulait différemment dans mes tympans et que ça créait une forme de déséquilibre. Ma première expérience de la noise a donc été très physique.
CATHERINE GUESDE Moi j’écoutais beaucoup de compils au casque. Mais j’avais déjà assisté à des concerts de Sunn, et ce truc d’immersion et d’expérience physique ne m’était pas étranger. Les concerts de noise sont très différents les uns des autres : parfois c’est juste un type derrière son ordinateur, sa table. Au début, c’était la surprise face au set up : qu’est ce qu’il fait le monsieur qui tourne les boutons. Mais moins la surprise physique.
Un lexique des bruits (42:15)
ANTIMUSEE Vous mettez au jour le discours très fin des auditeurs de noise, et, très délicatement, vous tissez des correspondances avec la pensée de théoriciens de la musique, comme Luigi Russolo ou Pierre Schaeffer…
CATHERINE GUESDE Russolo pose les briques d’une éducation de l’écoute et il promeut l’idée de trouver une variété interne aux sons par opposition à la variété en termes de hauteur, la variété dans la composition. Dans le cas de Russolo comme de Schaeffer, on continue à penser en termes musicaux, ce qui est balayé dans la noise où on ne cherche pas à penser les sons dans les termes d’un solfège. On laisse les bruits être comme ils sont.
PAULINE NADRIGNY Schaeffer reste assez traditionnel. Il cherche à généraliser le solfège. Pour qualifier les timbres, il prend des termes traditionnels qui ressortent au langage des neumes, mais il emprunte aussi à l’architecture, à la matériologie, à la botanique. Nos auditeurs de noise ont aussi plein de stratégies de nomination originales : certains empruntent au domaine littéraire ou pictural. Chez Schaeffer, il y aussi l’idée de l’insistance sur l’écoute. Il cherche une éthique de l’auditeur. Avant de cherche des sons inouïs, il faut se tourner vers celui qui écoute.
Ethique de la noise (46:28)
CATHERINE GUESDE Un des thèmes récurrents, c’est cette idée de curiosité, d’ouverture : se disposer à élargir le spectre des possibles. C’est Nina Garcia [Mariachi] qui le dit dans notre interview : il n’y aucune instruction pour aller à un concert de noise : il faut avoir les oreilles ouvertes. C’ est quelque chose de cagien [John Cage], et qui vient du zen. C’est l’esprit du débutant qui a l’esprit ouvert, et qui ne cherche pas à retrouver quelque chose de prédéterminé.
PAULINE NADRIGNY La noise met à plat la question des normes. Et le fait que Merzbow soit aussi quelqu’un qui fait du bondage et qui s’intéresse à la pensée zen n’est pas anodin.
Noise et nostalgie : la conquête de la naïveté (48:57)
CATHERINE GUESDE Un des enjeux de cet article a été de montrer que certaines formes de noise peuvent s’écouter comme des musiques expressives, ce qui est relativement contre intuitif pour des musiques abstraites où on s’intéresse surtout aux timbres et aux sons. J’ai essayé de montrer qu’il y avait parfois des survivances de la mélodie : avec des mélodies mutilées, chez Pita, ou avec des voilages chez Secret Abuse, on entend des murs de bruits qui nous séparent de ces mélodies. C’est comme une nostalgie de ces mélodies très simples, qui sont comme des ritournelles. La condition pour continuer à exprimer ces choses-là, c’est de signifier en même temps la perte. Le bruit dans ces pièces là est comme une épaisseur temporelle qui deviendrait sonore. J’ai essayé de rendre compte de cette perte de la naïveté qui se reconquiert dans l’écoute.
D’autres musiques (51:41)
ANTIMUSEE Dans quelle mesure la noise a-t-elle eu une influence sur votre propre musique ?
PAULINE NADRIGNY Je ne fais pas du tout de la noise. Mais il y a des perturbations sonores dans ce que je fais. Il y a un usage de la saturation, de la compression, du larsen, ou encore des degrés d’encodage qui me vient aussi de l’écoute de performeurs noise. Dans mon premier album [Heniek], c’est peut-être la jeunesse, j’utilise beaucoup le larsen. J’aimais bien jouer du contraste entre l’aspect mélodique, néo class et ces perturbations violentes. Maintenant, je me suis plutôt tournée vers le field recording. J’y retrouve la question du bruit mais sous un autre aspect. Je ne compose pas en ce moment, mais j’enregistre. Je travaille sur un artiste qui s’appelle Knud Victor, qui a vécu une grande partie de sa vie dans le Lubéron et a enregistré le monde sonore de cette région, avec des machines qu’il a bricolées lui-même. Ce qui m’intéresse chez lui c’est le rapport entre la captation et le bruit, comment ce qu’il capte interfère avec la membrane du micro. Par exemple quand un oiseau est pris au piège d’une grille qu’il avait installée pour protéger le micro, l’oiseau rentre dans la grille et vient buter contre le micro. Il garde cet enregistrement et cette prise comme un témoignage de l’activité même d’enregistrement. Il y a une forme d’honnêteté chez lui sur ce dérangement, qui est lié à la situation de l’enregistrement pour l’instant je me contente d’écrire sur ces questions. J’ai un zoom avec lequel j’arpente l’environnement autour de chez moi. J’étais à New-York pendant toute la période du confinement. Le paysage sonore new yorkais n’était plus du tout le même, puisqu’il n’y avait plus le bruit de fond de la circulation et des avions.
CATHERINE GUESDE En ce moment j‘écoute beaucoup une guitariste galloise qui s’appelle Gwenifer Raymond : elle fait du finger picking. Elle joue en même temps de la batterie dans un groupe de punk. Elle a une approche assez punk de son instrument. Il y aussi quelque chose d’occulte, de sombre, que je trouve très beau. J’aime beaucoup Valac aussi, c’est du black metal du nouveau Mexique, un peu expérimental, avec des nappes de son saturées.
Une note
1. Erratum de Catherine Guesde : il s’agit du fanzine Sideburns, et non pas du zine Sniffin Glue. Ci-dessous un scan de la page évoquée par Catherine Guesde :
